Lettre à une amie Poétesse

Je suis, malgré les apparences, un être sensible. La page qui suit, que j’extraie de mon Journal imaginaire, en est la preuve. Ne la lisez pas si la tristesse vous attriste et ne vous fait pas rêver… Cette lettre fut écrite à une bonne amie, aujourd’hui malheureusement disparue*, une Poétesse de grand talent, qui aurait tant voulu me mieux comprendre, moi, hélas, l’épitomé de la complexité… Je dis bien « l’épitomé », car parfois je me demande si je ne serais pas plutôt qu’un long livre ennuyeux, sans âme et perdu pour l’Histoire, un livre tout sec et dépourvu d’humanité…

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Chère amie et Poétesse,

J’aurais tant aimé vous dessiner un meilleur mouton, mais je n’ai pas su. Vous vouliez connaître mon univers (ce qu’il reste de ma planète en perdition, vouliez-vous dire…), alors je vous signale, au cas où vous ne l’auriez pas aperçu, qu’il n’est peuplé que d’un seul mouton, moi moi moi et re-moi (des pseudos identiques de pseudos similaires…), et ce mouton pleure — c’est un mouton pleureur — il a repleuré pas plus tard qu’aujourd’hui. Il lui suffit de penser à vous, ou est-ce à moi ? et il repleure. Il relit vos messages, et il pleure encore. C’est un mouton pleureur et entêté qui, dirait-on, tient mordicus à pleurer, mais la raison en est qu’il a peut-être du cœur. (rassurez-vous, vous n’êtes en rien responsable de ce mouton ni de son cœur…)

J’avais trois options : 1) couper tous les ponts (comme d’habitude) ; 2) vous dire bonjour en passant (mais pourquoi ?) ; 3) vous envoyer plus qu’un seul mot, s’il en faut plus pour me comprendre (ce « je » étrange, comme vous disiez…).

Vous avez aussi trois options : 1) jeter mes courriels dans le dossier Pourriel (Ah non ! Pas encore cet idiot d’homme fêlé…) ; 2) me répondre bonjour ou bonsoir selon l’heure qu’il fait chez vous (Bon, si ce n’est pas plus long que ça…) ; 3) vous donner la peine de me lire en souhaitant que j’aie enfin tu mon délire (Ah oui, parce que là, franchement, il y en a marre !).

J’ai coché la troisième option (eh oui, trois est un chiffre magique). Je verrai bien ce que vous déciderez, vous qui aimez la magie.

J’ai effacé mon blogue, mon compte Facebook et mon compte Twitter (je déteste Internet !) pour être conséquent avec mon passé, qui n’a jamais consisté, mais en vain, qu’à vouloir détruire toute trace de mon passage sur Terre (si vous saviez tout ce que j’ai déchiré comme souvenirs, photos et documents ! Mais me déchirer moi, je n’y suis jamais parvenu, hélas, mais que de me torturer).

Je vous disais que j’aurais dû naître fille. À ma naissance ma mère a pleuré parce que mon père voulait une fille pour second enfant (imaginez les dégâts dans l’inconscient du jeune bébé que j’étais et que je suis demeuré, sans doute, et l’effet des projections féminisantes sur le fœtus… J’ai d’ailleurs les pieds gracieux d’une femme, des pieds de Christ en croix… qu’aurait peint le plus délicat des peintres…). Malheureusement, ce n’était pas le veau attendu qui se prit à chialer à la sortie, ou la « vemelle », pourrait-on dire. Mon père chercha tant bien que mal à consoler ma mère, ce qui finalement lui réussit plutôt bien, car soudain elle cessa de pleurer, mais le mal était fait — elle venait de me transmettre le goût salé des larmes, que j’ai bien souvent bues contre mon gré tout le long de cette pénible existence que certains ignorants, en cherchant bêtement à me consoler, appellent un don. JE N’AI RIEN DEMANDÉ ! Surtout pas la charité d’un don…

Pour bien rassurer ma mère, on n’est jamais trop prudent, mon père composa sa comédie des louanges — j’étais le plus beau, le plus gentil, le plus intelligent, etc., ad nauseam, et surtout devant des étrangers, y compris ceux de ma propre famille. Résultat : on me catalogua plus tard (après consultation…) dans la nosographie « personnalité narcissique » (entre autres banalités cliniques…). Rien d’étonnant à ce que je n’aie jamais dit à une femme que je l’aimais et que je n’aie jamais vraiment aimé personne. Il aurait d’abord fallu que je m’aimasse moi-même, ce que je manquai tôt de faire, et que j’oubliasse par la suite, avec la paresse et l’habitude, de me toujours situer au centre du monde, pour ne pas devoir m’exposer à cet amour que je m’interdisais à moi-même… — Vous comprenez maintenant pourquoi je vous louange tant, sans parler de toutes les autres victimes de ma « gentillesse »… toutes les victimes, de la première à la dernière venue ; je ne fais que répéter ce schéma maudit que j’ai moi-même reçu comme soi-disant « éducation » de mon modèle de père.

Il me reste peu de temps à vivre (consolez-vous, je m’en réjouis…), et j’essaye autant que faire se peut d’importuner les gens le moins possible avec ne fût-ce que l’idée de ma personne. Mais ne faut-il pas porter un masque (persona en latin, masque de théâtre) pour soutenir un personnage, comme vous le disiez ? Et si ce masque est faux, sonne faux, ou qu’on vous en impose un autre que celui que vous auriez librement choisi ? Et se retrouver hébété dans le mauvais décor ? Et sortir dans la rue sans masque**, acceptant malgré vous celui qu’on vous colle au visage par hasard, fausse ressemblance ou projection, parce que les gens ont peur des visages nus ? — il n’y a pas que le sexe et la drogue qui soient tabous !

Avez-vous remarqué ? Je ne vous ai même pas demandé comment vous alliez ! Il n’est jamais trop tard pour bien faire — comment allez-vous, chère Poétesse, chère cousine ? La vie ne vous pèse pas trop ? Vous lever le matin vous enchante toujours ? Et votre cœur, il aime spontanément tout le monde, vos frères et sœurs humains (ou moins humains…) et sans lesquels vous et moi ne serions même pas là ? Faut-il aimer en se penchant pour embrasser la bassesse ? Faut-il quémander le retour ?

J’ai décidé pour la troisième option, parce que je sais que si une personne peut me comprendre, c’est bien vous, car vous avez connu la souffrance en personne, et que pleurer, fût-ce sur soi, ne vous est très certainement pas étranger… Ça y est, je repleure… J’arrête ici, faites de moi ce que vous voulez… je m’abandonne à vos si charmants pouvoirs…

* Toutes les femmes qui ont compté pour moi, peu ou prou, ont fini par mourir tôt… c’est curieux, oui, très curieux…

** Ce document date d’avant la pandémie.

— Votre Poète Untel.

P.-S. — Si jamais vous aviez la bonté ou l’inconscience de me répondre, s’il vous plaît, parlez-moi de vous, que de vous, de vos passions, de vos raisons de vivre, que je cesse enfin d’entendre toujours mon nom partout… de ne voir jamais que mon ombre portée sur tout… afin que je m’échappe de ce cauchemar sur mesure… (pardonnez-moi la rhétorique, une vieille et sale habitude…). Ou dites-moi que la Terre tourne encore et que je ne peux l’arrêter. Faites-moi la leçon, tiens, enseignez-moi tout, à moi qui ne connais rien que d’emprunté (et j’oublierai que vous avez des mains de crocodile***, promis !). Soyez ma complice, vous que je voudrais être mon amour… ; et puisque vous ne manquez jamais d’être intelligente, commettriez-vous un si grand crime en le voulant ? Ou sinon, adieu, adieu belle Poétesse, quelle que soit la hauteur de votre âme, de cette âme qu’illustrent de surcroît une profondeur et une envergure que je suppose plus étendues et insondables que vous pourriez imaginer… Elle me manquera… Vous me manquerez…

*** Blague d’initiés.


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